PAZ CORONA // Ulysse, c’est moi
- Du 06/09/2013 au 26/10/2013
- Localisation : Galerie Les filles du calvaire
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Olivier Mosset fit connaître Paz Corona en 2011 lorsqu’il l’invita exposer ses côtés la Galerie des Filles du Calvaire. Paz Corona, alors psychanalyste, n’avait montré son travail de peintre qu’ des proches. Cette exposition mettait en relation de grands visages surgissant verticalement et de grands monochromes blancs et horizontaux. C’était l l’occasion d’un dialogue de peinture, mais peut-être aussi la révélation d’une écriture plusieurs voix. Paz Corona me raconte que ces visages avaient alors été portés par un rêve : dans un songe nocturne, son propre visage lui était apparu. La peinture devenait pour elle le moyen de tenter d’attraper ce mirage.
Deux ans plus tard, Paz Corona revient seule sur les murs de la galerie, Joyce lui servant de fil d’Ariane, la recherche d’une épiphanie amoureuse. Reconstitution d’une discussion avec l’artiste, lors d’une chaude journée d’été. LB « … oui et toutes les drôles de petites ruelles les maisons roses bleues jaunes et les roseraies les jasmins les géraniums les cactus et Gibraltar quand j’étais jeune une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme le faisaient les Andalouses ou devrais-je en mettre une rouge oui et comment il m’a embrassée sous le mur des Maures et j’ai pensé bon autant lui qu’un autre et puis j’ai demandé avec mes yeux qu’il me demande encore oui et puis il m’a demandé si je voulais oui de dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je l’ai entouré de mes bras oui et je l’ai attiré tout contre moi comme ça il pouvait sentir tout mes seins mon odeur oui et son cœur battait comme un fou et oui j’ai dit oui je veux Oui. » Ulysse, James Joyce Ulysse et Molly Bloom Avec cette exposition, je veux peindre les pensées nocturnes d’une femme, comme Joyce le fait avec le monologue de Molly Bloom, la fin d’Ulysse [1] . Ce qui m’intéresse c’est la situation narrative : un homme décrit l’état intérieur d’une femme. Il y a une incommunicabilité entre l’homme et la femme, une réunion toujours ratée, de même que la peinture est toujours une rencontre avortée. Cette exposition s’intitule « Ulysse, c’est moi », mais aurait très bien pu s’intituler « Molly Bloom, c’est moi ». Je parodie le « Mme Bovary, c’est moi » de Flaubert, mais en même temps, j’ai bien conscience que moi ce sont aussi eux, elle et lui, l’homme et la femme, qui apparaissent dans la peinture. « Ulysse, c’est moi » renvoie aussi au fait que ce livre m’accompagne depuis mes quinze ans, qu’il n’a jamais cessé de me construire. Je repense l’épisode avec le Cyclope demandant Ulysse comment il s’appelle et la déroutante réponse d’Ulysse : Personne. Il ne s’agit pas pour lui de nier ce qu’il est, mais au contraire d’accepter qu’un sujet définitif n’existe pas. Il y a toujours une transformation du sujet possible : les éléments performatifs présents dans le langage et dans la peinture en témoignent constamment. C’est pourquoi, en tant que peintre, je travaille rapidement et ne reviens pas sur mes gestes. Il y a un lâcher-prise et des jeux d’échos d’une toile l’autre, entre différence et répétition. Par exemple, une femme dans son lit dans ces deux grands tableaux verticaux : elle nous regarde, elle est dans un lieu clôt, mais ses pensées vont partout et ouvrent les murs de la chambre. Le rose apparaît dans le drapé du lit. Le rose, ici, n’est pas utilisé comme une simple couleur, mais plutôt comme une tonalité signifiante, comme la couleur d’un état ou d’un sentiment. Le rose est l’image de Molly qui recouvre quelque chose de son amour la fin d’Ulysse. Dans mes toiles, il y a des récurrences, comme le sourire, qui est une donnée fondamentale, car il cache toujours quelque chose, un phénomène de double lecture. Le sourire est un masque, un faux semblant. La beauté est toujours un voile sur l’horreur. L’idée de mascarade me permet de dire : nous ne sommes pas forcément une seule chose. Dans un épisode d’Ulysse, Bloom se transforme en femme. Littéralement, il devient femme. L’exposition travaille autour du corps, autour de la jouissance féminine, qui n’est pas pour moi seulement la jouissance d’une femme. La peinture comme flux de conscience Au départ, pour cette série, je voulais réaliser des portraits en pieds, puis ce sont les visages qui se sont imposés. Le noir et blanc aussi était nécessaire : je me suis rendue compte qu’il fallait une économie de moyens, que je voulais réaliser cette série dans un temps ramassé, dans une urgence. Après tout, Ulysse dure plus de 1000 pages et n’est le récit que d’une seule journée. Il y a quelque chose qui me plaît dans la vitesse d’exécution, dans le non fini et l’inachevé. Que ce soit minutieux ou non, c’est une course contre le temps. Je travaille partir d’une toile qui a une apparence brute : la toile de lin est préparée avec un enduit transparent, et je la laisse visible par endroits. Je ne cherche pas les effets, mais j’aime quand mon geste dépasse son intention. Par exemple, je ne crée pas volontairement des coulures : elles apparaissent dans le faire, dans la hâte, dans l’indécision de la main. J’aime beaucoup comparer la peinture un lapsus : on veut dire quelque chose et c’est autre chose qui se dit la place, malgré soi. Ma pratique de la peinture est indexée mon inconscient. Je ne cherche pas faire quelque chose de réaliste, mais plutôt saisir l’exactitude d’un moment, sa vitesse, le flux, directement sur la toile. C’est pourquoi je travaille sans esquisse préparatoire. Il y a donc pas mal de repentis que je ne dissimule pas, des recadrages, des maladresses qui me plaisent. Je peints l’huile, je n’ai pas droit la gomme… Je fais avec ce qui se présente, avec ce qui peut rater. Je veux peindre le regard, la voix, même si c’est impossible et je travaille partir d’images mentales, sans photographie. Toutes ces représentations ne font pas référence des êtres réels, ce sont des projections : même si certaines figures me ressemblent, ce ne sont pas des autoportraits. C’est le moment où la structure se défait que je veux capter : faire une belle image ne m’intéresse pas, de même que faire un portrait est impossible : on ne peut montrer que des parcelles. C’est dans le processus d’écriture que l’on exprime le plus de choses : il y a un jeu de construction et de déconstruction en permanence. Si l’on regarde de près comment La vie sexuelle de Catherine M. est écrit, on voit bien que ce sont de menus morceaux qui finissent par composer un sujet un moment donné. C’est ce que je cherche faire en peinture : dire le flux d’une conscience un instant précis. La peinture comme coup de balai… ou comme coup de dés Dans plusieurs toiles, j’ai utilisé un balai brosse pour faire les fonds. C’est drôle quel point l’outil peut influencer la manière. Je pense l’expression « un coup de balai » au sens propre comme au figuré. Comme Ulysse fait un coup de balai dans sa vie afin de devenir artiste, on balaie ce qui n’a plus lieu d’être et on repart sur de nouveaux chemins. J’ai utilisé un autre outil prélevé l’activité ménagère : une spatule servant dégivrer les réfrigérateurs. Je ne peux m’empêcher de faire un lien signifiant : une spatule dégivrer sert aussi réchauffer, rendre vivant. La peinture est donc aussi une expérience de récupération : on reconquiert ce qu’on avait perdu en faisant apparaître. Je pense Hantaï dont j’ai vu récemment l’exposition au Centre Pompidou ; il ne nous dit pas autre chose : la peinture est une manière de retrouver son enfance perdue et le geste de sa mère repassant inlassablement son tablier. En parlant de coup de balai, je pense aussi Mallarmé et son « coup de dés », la manière dont il investit la page blanche, où il met en valeur le vide. Le vide est très présent dans mes tableaux, comme des petites zones non finies, car l’important pour moi c’est le principe d’un ensemble non fermé, infini. La peinture est une Odyssée : elle permet au sujet de trouver une solution élégante une série d’embûches. Comme dans la psychanalyse, dans le flot de paroles, tout coup, une image se fixe, parce que précisément cet endroit, la parole n’est plus possible. Il s’agit d’attraper la vie. Je pense Nietzsche et La Naissance de la Tragédie, l’apollinien et au dionysiaque, la forme et au chaos, qu’il faut parvenir faire tenir ensemble. Propos recueillis par Léa Bismuth Juillet 2013 [1] Ulysse de James Joyce condense en une journée, Dublin, le 16 juin 1904, l’intégralité des étapes du voyage d’Ulysse narré dans L’Odyssée d’Homère. Dans la dernière partie du livre, Léopold Bloom rentre chez lui, comme Ulysse revient Ithaque pour y retrouver sa Pénélope. Il y retrouve Molly, sa femme.