Frédéric ARDITI – “LUX INTERIOR”
- Du 05/09/2015 au 03/10/2015
- Localisation : Galerie anne-marie et roland pallade
- Site de l'événement
LUX INTERIOR
« Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel » (Antonin Artaud in Le Pèse-nerfs). A la surface des bois gravés, on voit : des corps décapités, des boulons en bouquets suspendus, des moteurs entés sur des ménagères anonymes, des Christs surgissant dans l’encadrement d’une fenêtre, des claviers d’ordinateurs ou des téléphones esseulés, des scènes de coïts crues… Souvent les motifs, tels des thèmes musicaux, se répètent dans la même œuvre, comme des échos auxquels ne répond aucun Narcisse. Car si les « tableaux » de Frédéric Arditi reflètent ostensiblement le monde et son actualité, ce sont aussi des miroirs sans visage, sans image d’un « soi » bien identifié. La figure humaine semble d’emblée ici éclatée, pulvérisée par la violence quotidienne du réel, le pouvoir aliénant de la technologie, la jouissance impersonnelle du sexe… Il y a du désir mais pas de sujet, des rapports de force mais pas d’auteur déterminé, des rencontres sensuelles mais pas ou peu de visages. Le désir, le regard, la composition s’organisent ici comme dans un agencement deleuzien. Le désir chez Gilles Deleuze est défini comme une circulation (flux d’affects) au sein d’un agencement d’éléments épars : un sourire, la couleur d’une robe, un paysage, une odeur, etc.. Chez Frédéric Arditi, de manière analogue, le regard zigzague en mouvements affolés d’un motif l’autre, d’un bloc d’images l’autre. Pas de hiérarchie ni de signification donnée, mais des courts-circuits, des flux, des chocs et des rencontres parfois aussi fortuites que celle, chère Lautréamont, d’une machine coudre et d’un parapluie sur une table de dissection. De dissection, il est d’ailleurs beaucoup question dans le travail quasi clinique de Frédéric Arditi. Dissection des corps bien sûr, représentés parfois sous formes de planches anatomiques, de « radiographies » (titre d’une série de l’artiste), de cadavres de médecine légale, de figures « réduites » leurs réseaux de nerfs, veines, ou autres tubulures organiques labyrinthiques. Dissection des machines aussi, représentées sous forme de notices d’emplois, de schémas techniques, de coupes transversales… Frédéric Arditi creuse et incise le bois autant qu’il découpe au scalpel la pâte du monde, les affects, les liens humains, la société de consommation ou informatique. Ses tableaux sont des « leçons de chose » (pas très éloignées de « La leçon d’anatomie » de Rembrandt), une clinique de l’âme, une chirurgie des images. Après avoir évidé, décapité, fragmenté, creusé, il faudra ensuite recoudre les motifs, composer, trouver un agencement chaque fois singulier. Avec cette fois-ci comme instruments : des vibrations plastiques, des échos formels, des rapports entre le plein et le creux, des sonorités (cris de terreur ou de plaisir, cliquetis des moteurs ou des claviers d’ordinateurs, râles des agonisants, bruissement des organes, tintements des nerfs…). Comme nous l’avons déj noté, les œuvres ne délivrent aucun message ou signification précise. Chacun y cheminera, tissant son propre réseau scopique, sa propre trame entre éléments hétérogènes, entre intime et extime, petite et grande histoire. Pas de signification donc, mais une formidable potentialité de sens. Frédéric Arditi donne voir ces forces qui, selon l’expression d’Yves Bonnefoy, « la fois nous composent et nous déchirent ». Au ras des sensations et du corporel, des rythmes et des perceptions, du bruit de fond du monde et des greffes monstrueuses entre l’homme et la machine. Ses bois gravés sont autant de frayages que Jacques Derrida définit comme des routes qui « s’ouvrent dans une nature ou une matière, une forêt ou un bois et y procurent une réversibilité de temps et d’espace ». Il faut sans doute, pour se réinventer et réinventer son rapport au monde, revenir un certain chaos, pré-symbolique et pré-signifiant, rouvrir quelques corps et quelques cadavres, dissoudre nos identités et faire violence aux images. Jean-Emmanuel Denave, Lyon juin 2015